Se « saper » désigne le fait de se vêtir avec élégance. Les Congolais en ont fait l’acronyme d’un véritable mouvement culturel, la Sape, ou « Société des ambianceurs et des personnes élégantes ». Emblématique des deux Congos et de leur diaspora, la sape repose sur l’association originale de vêtements de luxe, exhibés lors de performances chorégraphiées. Pour les sapeurs , elle est une pratique artistique autant qu’un genre de vie. Le mouvement jouit d’une visibilité croissante en Europe mais peine à être reconnu et soutenu par les autorités culturelles congolaises. Pour comprendre les raisons de ce décalage, les auteurs se sont appuyés sur des entretiens réalisés à Kinshasa (RDC) et à Paris en février et juin 2020 auprès de sapeurs, et sur le regard d’un photographe kinois, Christian Kabeya.
10 février 2020, Kinshasa. Dans cette mégapole de 15 millions d’habitants, encombrée et saturée par les déchets, deux silhouettes élégantes fendent la circulation avenue de la Victoire. Alors que les Kinois circulent tant bien que mal, eux déambulent, chapeaux haut-de-forme et bottes de cuir.
Ils viennent de quitter la commémoration de la disparition du musicien Stervos Niarcos, figure emblématique de la sape. Là-bas, sur un parking, coincé entre le cimetière décrépit de la Gombe et un centre commercial de prêt-à-porter, l’étonnant défilé se poursuit. On claque des talons, on frappe sa veste au sol. On expose les griffes de la haute-couture, quitte à porter ses vêtements l’étiquette à l’extérieur pour que chacun puisse lire Dior, Gucci ou Weston. L’ensemble a des airs de carnaval chic dans une des villes les plus pauvres du monde.
Le défilé prend aussi des allures de cérémonie religieuse. Autour de la tombe de Niarcos, les sapeurs prêchent avec la fougue des pasteurs évangélistes qui ont essaimé au Congo ces dernières années. L’un répand un alcool de luxe sur la pierre tombale tandis que les autres chantent et prient ensemble le dieu de la Sape. On pardonne à ceux qui ne savent pas s’habiller. Et l’on interpelle les pouvoirs publics pour qu’enfin la sape soit reconnue comme un mouvement artistique à part entière.
Les sapeurs détonent dans l’univers des quartiers populaires de Kinshasa. Ils défilent au milieu des embouteillages, prennent le temps de flâner et épuisent leurs maigres salaires en vêtements. Mécaniciens, cambistes, agriculteurs, ce sont souvent des travailleurs manuels qui consacrent leurs revenus à leur passion et clament avec fierté : « ma veste vaut une parcelle ». Refusant la standardisation et le prêt-à-porter, ils appellent à ne plus s’habiller à Kato, Luvua ou Guangzhou, les quartiers de Kinshasa dans lesquels on trouve les contrefaçons asiatiques.
La sape joue avec les codes et témoigne d’une prise de liberté vis-à-vis des déterminations sociales. Le mécanicien endossant une veste Dior dans un pays en développement bouscule tout un système de représentations. Avec leurs coupes amples et leurs étoffes délicates, leur souci de la propreté et la fantaisie de leurs chorégraphies mêlées de longues poses, les sapeurs subvertissent les codes du travail manuel. Les travaux du sociologue Manuel Charpy ont montré que, dans les années 1980, se saper permettait à la diaspora congolaise de se détacher de l’idéal-type du travailleur immigré. En 2020, il s’agirait davantage de se distinguer de la masse des consommateurs de produits standardisés.
La transgression des codes est à l’origine de la sape, dont on situe la naissance dans le Congo belge des années 1920. Emprunter le vêtement européen permettait alors de se différencier entre Congolais et de déplacer la ligne de fracture avec les Européens. Les colons voyaient alors dans ces emprunts vestimentaires une maladroite imitation, l’élégance étant la chasse gardée du Blanc.
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